Texte et photo d'un illustre inconnu
Le Monde du samedi 11 octobre 1980 publiait cet article « Le mythe «perf» de Jean DELYON, l'auteur de l'Eloge de Flemme. Il nous jette en pleine figure son analyse didactique sur l'évolution néfaste de notre société de consommation et, sur le «courir » après le temps, après les modes, après la surconsommation d'équipements dernier cri, etc...
Le mythe " perf "
" Dans l'océan des informations, toujours la même vague de fond : la performance. Pour augmenter la performance de ce mot, on le réduit à «perfo» et même à «perf».
Pourquoi l'univers a-t-il attendu cette fin de siècle pour émettre ces vagues ?. Est-ce simplement parce que les chiffres restés longtemps les serviteurs obscurs de la pensée humaine prennent maintenant leur revanche ?. Tout ce qui ne peut se numériser, se « digitaliser », cessera d'exister, en particulier tout ce qui est qualité. On ne va plus vivre que par eux et pour eux. Certains hommes, pour envelopper les autres dans la spirale de leur puissance, ont trouvé excellent, le fouet de la perfo . Plutôt que de planer en idées générales, prenons quelques exemples dans des domaines tout à fait différents, mais où chacun de nous peut se retrouver.
C'est dans le sport que le mot « perf » a pris son essor, en particulier le tennis. Ce mot est associé à un classement ; il y a même la « contre-perf » à éviter de rencontrer. On ne vaut que 2-6 ou 4-6 ou 30, par exemple. Le plaisir de jouer pour jouer va disparaître.
Un moyen facile à numériser est le temps. Le « chrono » est le seul à dire ce qu'il faut penser, que ce soit en course à pied, en natation, à ski, à vélo, etc. On suppose que le temps est associé à la qualité, au style. Pourtant rien ne vaut le plaisir de voir évoluer les patineurs ou les gymnastes. Eux seuls, aux jeux olympiques, me captiveront, et le ralenti assurera la maîtrise du temps. Encore qu'il faille des chiffres, mais ils refléteront le sentiment des juges et des spectateurs. Au train où nous allons, le cerveau sera chiffré, et, grâce aux éléments finis, on utilisera un Q.I. plus performant. Bientôt il en faudra deux pour assurer une descendance performante.
L'agriculture nous devance. Le seul critère chiffrable reste le nombre produit, qu'il s'agisse de maïs, de fraises, de lait, de porcs, de poulets.
Plus rien n'est bon, mais personne n'a la possibilité de le savoir. Comment comparer un poulet de série qui a fait son poids dans le minimum de temps dans sa prison grâce à une nourriture puante, avec un poulet qui a fait sa vie de liberté dès son éclosion ?.
La conclusion très fréquente de cette compétitivité est qu'il y a surproduction qui encombre et doit être jetée.
On oublie la famine dans le monde. Ce n'est pas pour la combattre qu'on surproduit, car ceux qui ont faim doivent payer, mais pour faire briller les performances des engrais, des aliments et d'une politique.
Tout ce qui ne devrait être qu'une expression de la vie pour elle-même tombe sous les feux des « perf ».
La notion de « perf » n'a de sens que vis-à-vis de l'expression de la vie des autres – ce n'est pas par fraternité, mais par compétitivité, qui est une manière de connaître ses frères."
« Le temps ennemi »
Le temps, qu'on pourrait s'efforcer de dompter pour vivre mieux, est vraiment devenu notre pire ennemi. Chronos, le père des dieux, doit être heureux de voir partout des gens de plus en plus pressés, toujours en retard, capables de risquer leur vie ou celle des autres pour gagner une minute sur un trajet d'une heure. On est pourtant si confortablement bien dans sa voiture, avec de la musique même. Mais ils ont acheté une voiture performante, genre « le kilomètre arrêté en ... secondes ». Un des moyens modernes de marketing est de faire croire à l'identification de l'être avec ce qu'il a acheté. Ainsi, dans la revue Tennis de juin, si Borg est n°1, c'est grâce au Wasa qu'il mange, aux balles Penn, à la raquette Donnay, à la poudre Atsaver, aux chaussures Diadora, etc... On en a certainement oublié. Reste-t-il quelque chose d'authentiquement Borg ?.
En attendant, on nous annonce que quelqu'un s'est payé un Van Gogh pour 250 millions. Ah ! Ce qu'il doît être heureux !. Et pourtant, pour Van Gogh, ce tableau n'avait pas de prix.
Heureusement qu'ils furents et sont encore nombreux, ceux qui n'accordent pas de chiffres à leurs oeuvres, la notion de performance n'existe que pour eux seuls, ils savent que la compétitivité ne leur est qu'interne et que ce qu'ils apportent est unique, donc non comparable.
Ils échappent à l'exploitation d'un instinct profond de l'homme, recherche de son bonheur, par la comparaison exagérée avec celui des autres. Elle impose une escalade effrenée mais chiffrable. Cette forme moderne d'esclavage, d'exploitation de l'homme par l'homme, a pris une forme douce et suave qui consiste à faire imaginer que le bonheur ne consiste qu'à faire envie aux autres...par le critère de la performance.
Que de profits à tirer de la préparation de l'envie de la « perf », que de profits à tirer de la réalisation de la « perf ». Et, pour cela, ce ne sont pas les amateurs qui manquent, avec l'avantage de ne jamais risquer une « contre-perf », des genres chefs d'orchestres qu'on a jamais entendus faire une fausse note.
Pour se faire, la grande masse des moyens d'information semble même insuffisante pour produire l'étincelle déclenchant le grand incendie de la compétitivité qui s'amplifie de lui-même et force tout le monde à courir devant son front.
Certains se rendent compte de leur impuissance à suivre et, dégoûtés par cet emballement, se suicident. Pour beaucoup d'autres, la surproduction à laquelle on aboutit donne une indigestion généralisée de produits, depuis les produits de la terre jusqu'aux produits de l'esprit (ondes, livres, presse).
Il est à craindre que cette course que les « perf » ne s'arrête d'elle-même par un retour complet à zéro. Les nations elles-mêmes s'y engagent.
Pour bien concrétiser leurs vues de bonheur universel, elles s'efforcent de réaliser les meilleurs « perf » dans les armements ».
Là, l'indigestion de la surproduction risque de s 'achever par un cataclysme total. » Jean DELYON-Le Monde
Si seulement toutes nos femmes et tous nos hommes politiques, qui sont entrés en responsabilités ministérielles après les années 1980, ils avaient eu à l'esprit, cette honnête description de la société française par Jean DELYON, la France n'aurait jamais été dans la situation catastrophique où elle se trouve.
Il y a 32 ans que Jean DELYON a publié son article sur le mythe " perf " et " le temps ennemi ". Depuis, tout s'est aggravé "grave"
Photos et textes captés sur un diaporama d'un auteur inconnu.
Courriel : fevrieralain@hotmail.fr
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